dimanche 26 février 2017

Il y a deux cents ans: Jacques Bertrand







Cette année 2017 sera celle du bicentenaire de la naissance de

Jacques BERTRAND

((
1817-1884) et on se demande si beaucoup de Carolorégiens y penseront en entendant le carillon du beffroi de l’Hôtel de Ville « sonner » les quelques mesures des chansons les plus célèbres de celui qui fut – et demeure chez quelques irréductibles – le personnage le plus symbolique de l’agglomération

Il naquit à la Ville-Haute, rue Nalinne, le 18 novembre 1817, une Ville-Haute encore ceinturée de ses remparts. Il fréquenta durant quelques courtes années l’école locale et dès l’âge de 10 ans, il entra en apprentissage chez un parent qui était chaisier ; une fois le métier acquis, il fit un « Tour de France » comme tout bon compagnon de l’époque.
Comme le signale Arille CARLIER (1887-1963) dans la préface du remarquable Les œuvres wallonnes de Jacques Bertrand , c’est probablement durant ce périple qu’il eut la nostalgie de sa ville natale, nostalgie qui lui inspira les paroles de ce qui deviendra « l’hymne carolorégien » :
« Pays de Charleroi,
C’est toi que je préfère,
Le plus beau coin de terre,
À mes yeux, oui c’est toi. »

À son retour, Jacques BERTRAND s’installe à son compte et en 1848, il épouse Pauline QUEUNNE qui lui donna deux fils, Jules et Léopold. Il fit bâtir une maison au coin de la Place du Manège et du Boulevard de l’Ouest, l’actuel Boulevard Jacques BERTRAND
Par la suite, il y ouvrit un café ; sa renommée en tant que chansonnier fut certainement un des facteurs de succès de cet établissement.
Ce n’est que vers l’âge de trente ans qu’il se mit à écrire les pre-miers textes de ses chansons, en français et en wallon. Ce sont bien souvent des œuvres inspirées par des faits concernant avant tout le petit Charleroi intra muros ou encore des couplets destinés à des sociétés de bienfaisance. C’est ainsi qu’il présida la Société des Mirlitons ou encore la chorale La lyre ouvrière qui était dirigée par son ami Adolphe MICHE (1830-1906) ; ces associations récoltaient des fonds pour l’Hôpital civil de Charleroi ou encore l’Asile de nuit.
Jacques BERTRAND  n’était pas un coureû d’ ducaces comme Djan l’ Blanchisseû qu’il évoque dans Sintèz come èm keûr bat.
Il se déplaçait rarement hors de Charleroi ; on ajoutera pour la circonstance que c’est aussi par le truchement de l’écrit
 qu’il se fit largement connaître. 
En effet, le Journal de Charleroi faisait régulièrement paraître ses textes par ailleurs diffusés en « feuilles volantes ».
Ces éditions sont parmi les premières manifestations de notre littérature wallonne carolorégienne, des manifestations tardives au regard des autres régions de Wallonie.

 On pourrait expliquer ce retard par des raisons historiques: Charleroi, place forte fondée en 1666, ne prit vraiment son essor urbain qu’au cours du XIXième siècle,  lors du processus d’industrialisation de toute sa périphérie.
On imagine assez mal l’aura que le chansonnier avait acquise
dans toute la région, la sympathie qu’il suscitait auprès d’un public encore tout imprégné des richesses de la langue wallonne.

De son vivant, il fut à plusieurs reprises honoré par les autorités
municipales. En 1864, Charles LEBEAU (1812-1882), le bourgmestre de la ville, lui offrait une édition de luxe du Notre-Dame de Paris de Victor HUGO.
 En 1879, ce fut sous l’égide de La Lyre ouvrière et de la ville que fut organisée une grande cérémonie d’hommage ;  Jacques BERTRAND reçu à cette occasion une montre en or, une médaille de vermeil  et un tableau où figurait l’inscription : 
 « Honneur à Jacques Bertrand, le chansonnier populaire carolorégien ».

Après son décès survenu en 1884, les manifestations d’hommage
n’en continuèrent pas moins. C’est ainsi qu’en 1889, le docteur
Edmond DEFFERNEZ donna à l’Hôtel de Ville de Charleroi une brillante conférence intitulée «Jacques Bertrand et sa Quinzaine au Mambour»  ; le texte fut publié ultérieurement et largement diffusé.
En 1894, on organise une fête commémorative en son honneur
au profit, notamment de l’orphelinat de la Ville.
 Onze de ses chansons furent interprétées pour la circonstance et le texte de celles-ci figurait dans le programme de la cérémonie.

En 1898, le Boulevard de l’Ouest devint Boulevard Jacques
Bertrand et en 1924, une plaque commémorative fut apposée sur la façade de la maison natale du chansonnier. On sait que chaque année, à l’occasion des Fêtes de Wallonie, cette plaque est fleurie ; elle a été déplacée suite aux nombreux travaux qui ont affecté le quartier et elle figure maintenant place du Bourdon.
En 1927, une pièce en trois actes intitulée Jacques Bertrand
, due à Edmond DELATTRE (1866-1931) et Fernand VILLERS (1899- ?)  fut créée à Châtelineau et reprise au Théâtre des Variétés (« ancêtre » des Beaux- Arts) à Charleroi.
En 1934, c’est une remarquable « comédie musicale » intitulée
Djacques Bertrand qui fut présentée, elle aussi, au Théâtre des Variétés. Elle était due au talent de George FAY (1988-1986) et elle fut reprise ultérieurement avec Bob DESCHAMPS (1914-2002) dans le rôle du chansonnier carolorégien. La même année, c’était au tour de l’INR de célébrer le cinquantenaire du décès de Jacques BERTRAND par le biais d’une importante émission radiophonique.
On n’oubliera pas de mentionner l’édition déjà évoquée ci-dessus de Les œuvres wallonnes de Jacques Bertrand
; ce travail remarquable de Jules VANDEREUSE et d’Arille CARLIER , datant de 1960, fut un succès au plan de la diffusion et il mériterait de connaître une réédition au moment où certains beaux esprits considèrent que le wallon est vintage comme le bon porto et les voitures de collection.

On n’évoquera pas ici l’aspect « littéraire » des chansons de Jacques BERTRAND . Si certaines ne sont que des œuvres de circonstance, quelques unes constituent de véritables joyaux, des tableaux truculents où l’on sent revivre ce XIXième siècle carolorégien, un temps où les gens de la Ville-Haute attendaient de sortir de leur carcan de pierre – les remparts furent définitivement démantelés en 1871 – pour participer à l’essor industriel de la région. Cet essor qui connut son acmé à l’occasion de l’Exposition de 1911, une manifestation que l’on n’a pas suffisamment célébrée lors de son centenaire.
On n’oubliera pas de signaler combien Jacques BERTRAND était un extraordinaire connaisseur de la langue wallonne, un « connaisseur naturel » et, allons même plus loin, un linguiste qui s’ignorait.
Comme le fait remarquer Arille CARLIER dans sa préface à Les œuvres wallonnes de Jacques BertrandJacques BERTRAND savait qu’il usait d’une langue où le français s’immiscait petit à petit, un parler urbain, celui d’une petite ville de garnison où des militaires de toutes les régions du pays venaient passer de longs mois de service. C’était là les premiers pas vers cette koiné carolorégienne qui ne fera que se développer au cours du XXième siècle.
Ce wallon des grosses entreprises où des travailleurs des quatre coins de l’agglomération façonnaient ce « parler de communication » qui avait perdu ses traits les plus spécifiques, ses particularismes les plus pointus. Jacques BERTRAND avait perçu la chose car lorsqu’il fait parler un mineur – celui de Lès Réflècsions d’èn-ouyeû du Trî Kôjin ou encore la jolie rivadjeûse de Èl quénzène ô Mambour– c’est le parler du Faubourg de Charleroi ou celui de Montignies-Neuville qu’il met dans leur bouche. Ce sont des traits qui sont devenus des archaïsmes et que Jacques BERTRAND met bien en valeur.
(....)

Malgré la reconnaissance officielle de son talent et son succès
auprès de toute la population de l’agglomération, Jacques BERTRAND connut une fin de vie assez morose ; ce n’était certes plus le boute-en- train qu’il avait été dans sa jeunesse même s’il continuait à « tenir cabaret ». Il perdit sa compagne en 1878 et deux ans après, c’était son cousin, son ami de toujours, le chansonnier Albert THIBAUT(1815- 1880) qui disparaissait.
On pourrait penser qu’il ne se sentait plus chez lui, que son Charleroi avait par trop changé. Les remparts une fois démolis, la Ville-Basse se développa au détriment de sa chère Ville-Haute ; la petite ville où tout le monde se connaissait commençait à prendre des airs de métropole ; le temps des Braillards, une des sociétés de bienfaisance qu’il avait si longtemps animée, celui de la Garde civique dont il était caporal, commençait à s’estomper et il ne lui restait plus qu’à se complaire dans la nostalgie, lui qui avait cessé d’écrire depuis quelques années.
Quels sont les héritiers de Jacques BERTRAND? Tous ceux qui se
sont mis à écrire le wallon dans notre région et tous ceux qui firent en sorte qu’il soit présent au théâtre ou dans l’éditions littéraire ? Pour ce qui est précisément de la chanson, on pourrait considérer que Ferdinand DAVAUX(1878-1918), François LORIAUX (1886-1942) ou encore René GODEAU(1905-1988) furent ses héritiers directs. On ne manquera bien sûr pas de rappeler combien fut important le rôle d’un interprète comme Bob DESCHAMPS pour préserver l’héritage du « bon Jacques ».
On se doit d’ajouter à cette liste, et plus près de nous heureusement,

William DUNKER ou encore Pascal HÉRINGER et ses tchanteûs d’ ducacela filiation n’est donc pas rompue. Certains font la « fine bouche » face à son œuvre, eux qui considèrent qu’il occupe une place trop importante dans notre littérature en wallon carolorégien et que la nostalgie qui émane de ses chansons, la bonhomie qui y domine ont occulté d’autres talents plus prestigieux.

C’est peut-être vrai, comme il est vrai que les paroles de son Pays de Charleroi sont quelque peu grandiloquentes mais il n’empêche qu’elles continuent à faire frémir les Carolos et que Lolote demeure présente dans les cœurs de tous ceux qui considèrent que la langue wallonne mérite d’être protégée et de continuer à vivre en ce XXIième siècle.


Jean-Luc Fauconnier

*Plus de détails dans le bourdon 692 de janvier 2017.


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